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Euro Numérique : la riposte de la Banque Centrale Européenne face aux cryptoactifs

Florence Baldo
Ingénieure conseil

Les dernières révolutions monétaires mondiales remontent à l’invention de la monnaie-papier en 1716 par John Law et bien sûr à la création de l’euro en 1999. Cependant, depuis quelques années, les cryptoactifs ont envahi le paysage des paiements au grand dam des États qui y voient une perte de souveraineté vertigineuse. Absence de régulation, financement d’activités illégales, conséquences écologiques désastreuses… le bitcoin a mauvaise presse auprès des politiques, et pourtant sa popularité ne cesse de grandir. La pandémie de covid-19 a encore accentué ce phénomène tandis que les besoins en paiements électroniques ont explosé en raison des commandes en ligne.

Face à cette situation, la Banque Centrale Européenne a lancé un projet ambitieux : une phase d’étude de deux ans pour explorer les conditions nécessaires à la création d’un euro numérique à partir d’octobre 2021. Cette initiative de grande ampleur lui permettrait d’entrer en concurrence avec les cryptoactifs, faute de pouvoir les réguler frontalement, et de renationaliser un euro submergé par la création de monnaie. Si les bénéfices peuvent être nombreux, plusieurs limites émergent déjà. La reconquête de la souveraineté monétaire s’annonce comme un chemin de croix à l’issue aussi incertaine que passionnante.

Faire de l’Euro numérique une nouvelle poche monétaire : un projet d’une ampleur inédite

La Chine et les Etats-Unis travaillent depuis longtemps à la mise en place de leur monnaie numérique, mais la BCE a longtemps hésité avant de se lancer. Pour cela, elle a consulté de nombreux citoyens ainsi que des milliers de professionnels au sein de l’Union. Son objectif ? Créer un moyen de paiement virtuel aussi efficace qu’un cryptoactif mais beaucoup plus sûr et surtout plus stable.

Les euros numériques seront stockés dans un portefeuille propre à chaque particulier ou entreprise. Au début, le montant attribué serait limité à 3 000 euros sous forme de jetons ou tokens. Ces droits pourraient ensuite évoluer en fonction des besoins et de l’adhésion des acteurs. Les technologies envisagées sont notamment les TIPS (TARGET Instant Payment Settlements), validés par la BCE et utilisés en Italie depuis 2018. Ainsi, l’instantanéité des paiements ne sera plus l’apanage exclusif des Fintechs et des banques… Les systèmes devraient être capables d’absorber 40 000 transactions par minute pour accompagner l’augmentation du volume des paiements en ligne.

Cependant, même si une suite était donnée à cette phase préparatoire, l’euro numérique ne verrait pas concrètement le jour avant 2025 ou 2026.

Des bénéfices évidents pour une Union européenne en quête d’affirmation

L’euro numérique permet à la BCE de répondre à plusieurs problèmes : tout d’abord, même si certains courants du libéralisme ne sont pas d’accord, l’émission de monnaie est historiquement une fonction régalienne. Remettre l’euro au centre de l’Union européenne en l’asseyant sur un socle technologique solide serait une réussite incontestable en ces temps de création monétaire excessive.

Ensuite, au-delà de la dimension symbolique, cela permettrait de consolider l’économie en sécurisant les paiements et les transactions, y compris les plus délicates. Le corollaire se trouve bien entendu dans la limitation des activités illégales et la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme : les déclarations fiscales, la perception de la TVA, les acquisitions immobilières… Tout serait simplifié et tracé.

La BCE souligne également le caractère écologique de l’euro numérique par rapport au bitcoin, immense consommateur d’énergie. Cependant, il s’agit d’une simple déclaration à ce stade : aucun détail n’est fourni quant à la mise en œuvre concrète.

Enfin, l’euro numérique constituerait un ultime pied-de-nez aux cryptoactifs caractérisés par une croissance désordonnée, une volatilité importante et de nombreux aléas technologiques. Cette stabilité n’est pas pour autant garantie par un adossement aux réserves de la BCE. Cette dernière a précisé le montage dans un rapport de 2020 : « des intermédiaires privés supervisés seraient les mieux placés pour fournir les services auxiliaires, adaptés aux utilisateurs, et pour élaborer de nouveaux modèles d’activité à partir de [la] fonctionnalité de base [de l’euro numérique]. »

Le succès de l’euro numérique est-il garanti ?

Si les intentions sont louables, la réalité sera peut-être tout autre. La faiblesse des droits initiaux (3 000 euros) risque de compliquer l’adhésion lors du lancement. Ce paramètre peut évoluer d’ici là, d’autant que l’euro numérique ne comporte pas le même caractère spéculatif que les cryptoactifs.

La BCE, consciente de l’importance de la fracture numérique, soutient que les espèces ne disparaîtront pas pour autant, ce qui met à mal l’argument de la lutte contre la fraude : en effet, celle-ci est, pour ses plus gros volumes au moins, le fait de l’argent liquide, entre travail dissimulé et trafics divers.

Certains spécialistes relèvent également une potentielle atteinte à la vie privée : à terme, les citoyens européens auraient tous, d’une certaine façon, “un compte à Francfort » (1) qui pourrait être scruté dès le premier euro. Une perspective rassurante pour une Union désireuse de mieux contrôler les flux et les stocks de capitaux, et donc ses ressortissants…

La principale limite identifiée concerne la technologie blockchain sur laquelle reposerait l’euro numérique : elle est encore peu mature à l’échelle industrielle et il n’est pas prouvé qu’elle puisse absorber le volume prévisionnel de paiements ni même qu’elle soit plus écologique que le bitcoin. Cette incertitude pèse beaucoup sur ce projet qui ne peut se permettre d’être un échec.

Enfin, rien ne garantit que l’euro numérique aura la faveur du public. La multiplication des initiatives privées brouille les pistes : ainsi, Meta (ex-Facebook) réactive son Libra sous le nom évocateur de “Diem” et Amazon est sur le point de transformer l’essai en 2022 en créant sa propre cryptomonnaie pour ses clients, toujours plus nombreux. En 2020, le volume des ventes de la firme américaine a été estimé à 475 milliards de dollars par l’agence Marketplace Pulse Research !

Le concept est donc révolutionnaire mais risqué : redorer le blason européen avec une monnaie ni sonnante ni trébuchante, mais répondant aux exigences du jour. Est-ce que cela représentera enfin le grand retour des devises souveraines et le recul des actifs douteux, eux-mêmes en pleine mutation ? Certains détracteurs soulignent le risque de déflation, de récession, voire d’“hélicoptère monétaire”, pour reprendre la célèbre métaphore de l’économiste Milton Friedman. L’absence d’adossement direct aux réserves de la BCE pourrait aussi fragiliser cet édifice incertain.

Un premier bilan fin 2022 devrait permettre de voir plus clair dans cette entreprise titanesque. Nous ne manquerons pas de suivre ce feuilleton de près et de vous faire part de tous les rebondissements qu’il implique pour le monde, l’Europe et la France.

(1) Bruno Colmant, CEO de Degroof Petercam dans L’Écho, 17 juillet 2021.